CHAPITRE II
Le lieu ressemblait un peu à la Matrice de la Terre. Mais les murs étaient rose pâle et les formes sculptées n'étaient pas des lirs, mais des hommes.
Des effigies et des sarcophages de marbre emplissaient la crypte. C'était une coutume homanane de sculpter dans le marbre les images des défunts, et de les conserver dans les entrailles d'Homana-Mujhar.
Pour Donal, c'était inconcevable.
Aislinn était à l'intérieur, près d'un cercueil sans ornements.
Des chandelles brûlaient à côté.
Donal avança dans le mausolée. Le bruit de ses pas déchira le silence. Aislinn se retourna, haletante.
— Donal ! dit-elle, une main crispée sur son vêtement.
Il avança, une chandelle à la main. La flamme vacilla et lança des ombres étranges sur le visage d'Aislinn. Il y vit des larmes et les rides creusées par le chagrin.
— Ils l'ont mis ici ? demanda-t-il. Pourquoi pas au-dessus du sol, en liberté ?
— C'est ici que tous les rois sont enterrés.
— Shaine aussi ?
Elle le regarda, comme si elle n'arrivait pas à croire qu'il pense à de telles choses alors que son père était mort.
— Shaine ? Non. Bellam a disposé de son corps. Personne ne sait où gisent ses ossements.
— Bien, dit Donal. Karyon mérite une meilleure compagnie que ce fou.
Aislinn se détourna et posa ses mains sur le cercueil.
— Je l'ai vu, murmura-t-elle. On m'a dit qu'il fallait que je le voie pendant qu'on le préparait pour les funérailles. Pour que personne ne puisse prétendre que le Mujhar était encore vivant et utilise son nom pour quelque imposture.
— Mais il vit, dit Donal. Le Mujhar vit toujours.
— Que veux-tu...
Il ne la laissa pas terminer.
— Je suis l'héritier de Karyon, Aislinn. Je suis le Mujhar d'Homana.
Le visage de la jeune femme devint d'une pâleur de cire.
— Tu ne perds pas de temps.
— Je n'en ai pas à perdre. Si j'échoue maintenant, la guerre se terminera peut-être par une défaite. Je n'ai pas le loisir de porter le deuil de Karyon.
— Alors, pourquoi es-tu ici ?
— Je suis venu voir comment tu allais, et faire mes adieux à Karyon.
— Je vais bien... pour une femme qui a perdu à la fois son père et l'enfant qu'elle attendait.
Il aurait voulu aller vers elle, la réconforter, mais il n'osa pas. Les Cheysulis honoraient les morts avec respect et solennité. Il ne voulait pas risquer de perdre le contrôle ténu qu'il avait sur ses émotions.
— Je suis seule, dit-elle. Je n'ai plus personne au monde.
Il ne bougea pas, sentant la douleur l'envahir, jusqu'à ce qu'il puisse à peine respirer.
II posa sa chandelle sur le cercueil. Puis il effleura le bout des doigts d'Aislinn. Quand il la sentit trembler, il céda au besoin de la prendre dans ses bras.
Elle s'accrocha à lui, pleurant en silence, avec une dignité et une retenue qu'il n'aurait pas attendues.
— Combien de temps restes-tu ? demanda-t-elle enfin, quand ses larmes se furent taries.
— Je ne reste pas, répondit-il. Je dois aller à la Citadelle.
Aislinn se raidit.
— Tu vas vers elle ?
— Oui, il y a Sorcha, admit-il. Mais aussi mes enfants.
Elle recula.
— Alors, tu ne passeras pas la nuit avec moi ? Tu recules devant ton devoir d'époux ?
— Aislinn, dit-il doucement, tu te souviens de ce qui s'est passé la dernière fois. Veux-tu vivre cela de nouveau ?
— Je crois... que ce ne sera pas nécessaire. ( Son visage rosit. ) Je pense que tu trouveras en moi une épouse accommodante au lieu d'une gamine effrayée.
Peut-être, maintenant que Tynstar et, Electra sont morts, est-elle libérée du lien ?
Il secoua la tête.
— Aislinn, je suis désolé. Cette nuit, je n'ai pas le temps. Je dois aller à la Citadelle, puis je rejoindrai l'armée. J'ai quelqu'un à tuer.
— Osric ?
Il fit signe que oui.
— C'est ce que je pensais. Bien, je ne te retiendrai pas, alors que tu vas aller venger mon père. Veux-tu dîner avec moi avant de partir ?
Il la suivit hors de la crypte.
Il but, mangea et lui raconta ce qu'il pouvait des batailles de Solinde. Elle écouta attentivement.
Ils étaient seuls. Elle avait renvoyé ses serviteurs. Les lirs étaient restés dans une autre aile du palais.
— Tu as l'air épuisé, Donal.
Il s'appuya sur un coude et prit le gobelet qu'elle lui tendait.
— J'arrive directement de Solinde. Il est fatigant de garder sa forme-lir si longtemps, mais j'ai pensé que les circonstances le justifiaient. C'est une des raisons de ma conduite, dans la crypte. Si j'ai été cruel envers toi, j'en suis désolé.
— Tu es malheureux, dit-elle en lui versant encore du vin. Je le vois bien. Maintenant que le trône t'appartient, tu t'aperçois que tu n'aimes pas ça.
— Je n'ai jamais voulu du trône. Je te l'ai déjà dit. Mais Karyon avait besoin d'un héritier, et j'ai une ou deux gouttes de sang royal dans les veines.
— Plus qu'une ou deux. Même si tu montres plus volontiers ton côté cheysuli, tu es aussi homanan. Et, en parlant d'héritiers, ne crois-tu pas que nous devrions en faire un aussi ?
Il sourit.
— Dès que cette guerre sera finie, je ferai de mon mieux pour en engendrer un.
— La guerre sera-t-elle longue ?
— Osric s'est embusqué dans les plaines du nord. Mujhara n'est pas encore menacée... mais elle pourrait l'être si nous cessons de contenir son armée. Karyon voulait l'arrêter de façon permanente. Maintenant, la tâche me revient.
Elle lui prit la main à travers la table.
— Donal... Reste avec moi cette nuit. Attends un jour ou deux.
— Je t'ai dit pourquoi je ne pouvais pas. Tu as promis que tu n'essaierais pas de me retenir.
— J'ai menti.
Elle défit sa tresse pour libérer son opulente chevelure. Le peignoir glissa de ses épaules. A travers le mince tissu de sa chemise de nuit, il vit la ligne de ses seins.
— Aislinn, dit-il, ça suffit.
— Je suis libre, Donal. Plus de magie ihlinie. Je peux être celle que tu souhaites.
— Aislinn, je t'en prie, sois patiente. Notre moment viendra.
Elle contourna la table et vint derrière son dos. Puis elle posa ses mains sur les épaules de l'homme.
— Ce n'est pas un jeu, Donal. C'est ma vengeance. ( Elle lui prit soudain les cheveux à pleine main. ) Sais-tu ce qu'est l'impuissance que tu m'as forcée à subir ? Peux-tu seulement l'imaginer ?
Il se leva et se dégagea.
— Aislinn... es-tu devenue folle ?
— Tu vas passer la nuit avec moi. Je veux que tu vives ce que j'ai vécu.
Il vacilla. Dans sa bouche, sa langue lui sembla épaisse.
— Aislinn... Que m'as-tu fait ?
— Tu as bu beaucoup de vin, Donal. Tu es fatigué. Quand un époux est têtu, sa femme doit savoir s'y prendre...
— Par les dieux, tu es bien la fille de ta jehana...
Il tomba sur le lit.
— Tu vas savoir ce que c'est, dit-elle d'une voix dure. Je te ferai sentir...
Il n'entendit jamais la suite.
Il rêva de Sorcha. Et trouva la paix dans son corps souple et accueillant.
Donal s'assit si brusquement que sa tête lui fit mal. Il pensa qu'il était malade.
Il avala sa salive et regarda sa compagne.
— Aislinn, que m'as-tu fait ?
— Je t'ai privé de ta volonté. Dis-moi, Donal, comment était-ce de te sentir totalement sans défense ?
Il jura et sortit du lit. Mais il lui fallut s'accrocher à un des montants pour ne pas tomber.
— Sorcière ! Tu ne vaux pas mieux que ta mère !
— Ne parlons pas d'elle. ( Aislinn s'enveloppa plus étroitement dans les draps. ) Je ne t'ai pas ensorcelé, Donal... J'ai seulement drogué ton vin. Je n'avais pas l'intention de te rendre malade. Mais tu as bu plus que d'habitude, et tu as donc avalé plus de drogue que je n'en avais l'intention. ( Elle se rapprocha de lui. )
Donal, que voulais-tu que je fasse ? La dernière fois, tu m'as ôté ma volonté avec ta magie et tu m'as obligée à coucher avec toi. Je voulais seulement te montrer ce que c'était ! Peux-tu me blâmer ? Et... c'est vrai que nous avons besoin d'un héritier. Nous ne pouvons pas remettre cela à plus tard.
— Nous le pouvons. Et nous le ferons.
— Nous ne pouvons pas ! Crois-tu que j'ignore ce qu'on attend d'une reine ? Tu peux aller voir ta maîtresse, mais moi, que suis-je censée faire si j'ai besoin d'un fils ?
— Aislinn...
— Je veux un bébé, dit-elle avec une dignité désespérée, pour remplacer celui que j'ai perdu.
Il ouvrit la bouche pour répondre durement, puis la referma. Il n'avait jamais pensé au destin d'une femme attendant de porter des fils dont un hériterait du trône. Dans le cas d'Aislinn, il était impératif qu'elle leur donne vite naissance, maintenant que Karyon était mort.
Il la regarda. Elle avait presque toute la beauté de sa mère et toute la fierté de son père.
Il se leva lentement et s'habilla.
— Peut-être étais-tu obligée de faire ce que tu as fait, dit-il. Mais je ne peux pas te le pardonner. Pas plus que tu ne m'as pardonné.
— Je ne demande pas le pardon ! Retourne vers ta maîtresse, Donal ! Retourne à ta putain métamorphe !
Il se retint à grand-peine de traverser la pièce et de lui serrer la gorge.
— Tu m'as retardé assez longtemps, dit-il sèchement. Maintenant, je dois rejoindre directement l'armée, sans m'arrêter à la Citadelle. ( Il regarda son visage rageur et sentit monter sa propre colère. ) Tu n'auras pas d'autres enfants de moi.
— Mais... Homana doit avoir un héritier !
— J'ai déjà un fils.
Aislinn sortit du lit et se dressa devant lui, nue et furieuse.
— Tu ne ferais pas de son fils le prince d'Homana !
— Si je n'en ai pas d'autres, quel choix me reste-t-il ?
Elle serra les poings.
— Le Conseil homanan n'accepterait jamais le bâtard de ta putain cheysulie, dit-elle.
— Je suis le Mujhar. Ils feront ce que je leur dirai.
Aislinn le regarda, mais sa colère avait changé de registre. Il reconnut de la froideur dans la façon dont elle le dévisageait.
Elle sourit — le sourire d'EIectra.
Donal partit à cheval d'Homana-Mujhar. S'il utilisait sa forme-lir pour rejoindre l'armée, il serait trop fatigué pour se battre. Il envoya Taj à la Citadelle pour prévenir Sorcha qu'il ne pourrait pas venir.
II savait trop bien ce qu'elle dirait la prochaine fois qu'ils se verraient : les Homanans le détournaient de son héritage cheysuli.
D'une certaine façon, elle aurait raison.
Quand l'oiseau disparut dans le ciel, Donal éprouva un vague malaise. Sans Taj, il était incomplet. Pourtant, il avait plus de chance que les autres guerriers. Il ne pourrait plus adopter la forme d'épervier tant qu'ils étaient séparés, mais son lien avec Lorn restait intact.
La forêt s'épaissit. Lorn, qui trottait devant, regarda par-dessus son épaule.
Attrape-moi si tu peux.
Il partit dans les sous-bois.
Le loup connaissait par cœur la forêt d'Homana. Pas le cheval ; Donal releva tout de même le défi.
Lir... lir... lir...
Le cri d'angoisse de Lorn retentit dans son esprit au moment où le chemin se dérobait sous les pattes de sa monture et devenait un abîme.
Donal sauta de sa selle. Il saisit au vol une racine tordue pour arrêter sa chute et sentit les muscles de son épaule se déchirer.
Il se balança au bord du précipice, les yeux fermés pour lutter contre la douleur, essayant de se raccrocher avec son autre main. De la sueur coulait le long de son visage ; il tenta de se couper du lien avec Lorn, car la souffrance du loup aggravait la sienne. Taj était trop loin ; le prince ne pouvait pas s'envoler hors du trou.
Lentement, péniblement, il remonta. Il arriva enfin au bord du précipice et agrippa les racines emmêlées qui le bordaient. Il grogna sous l'effort. Son lien avec Lorn vibrait de la douleur que ressentait le loup. Lorn ! cria-t-il. Mais il ne reçut aucune réponse. Seulement la douleur et le vide.
Attache le lir et le Cheysuli est immobilisé... Fais du mal au lir et le Cheysuli est blessé... Enferme le lir et le Cheysuli est prisonnier...
Son père lui avait expliqué le lien-lir en des termes qu'un enfant pouvait comprendre, un enfant qui avait reçu ses lirs trop tôt. Jamais il n'avait oublié la leçon.
Lir... lir... lir...
Il trébucha et tomba à genoux.
Une silhouette se détacha des arbres et s'approcha de lui. Donal, à demi aveuglé par la douleur, vit d'abord les bottes. Puis il leva les yeux.
Il aperçut un corps mince, vêtu de noir. Des mains pâles et délicates. Des mains qui tenaient l'épée au lion rampant.
Puis il vit un visage lisse et juvénile ; des yeux étranges, un brun et un bleu.
Sef sourit.
— Bienvenue, mon seigneur Mujhar. Mais vous semblez un peu troublé, en ce moment...
— Tu... Tu es mort !
— Croyez-vous ? Non. C'était un autre gamin. Mais je suis ravi que l'illusion ait si bien marché. Je n'aurai pas perdu en vain une de mes pierres magiques...
— Tu es un Ihlini ?
— Je m'appelle Strahan, dit-il, pas Sef. Je suis le fils de Tynstar et d'EIectra.
Donal s'assit sur ses talons.
— Electra a perdu cet enfant ! A Hondarth, sur le chemin de l'Ile de Cristal ! C'est ce que mon père m'a dit !
Sef — Strahan — sourit.
— C'est ce qu'elle voulait qu'on croie. Mais quand on est Electra de Solinde, avec de fidèles servantes à ses côtés, on peut garder nombre de secrets... Maintenir nombre d'illusions...
— Pas devant un Cheysuli.
— Regarde-moi, Mujhar. Dis-moi si je mens.
Donal obéit. Le garçon ne montrait plus trace d'humilité ou d'innocence. Le sourire enjôleur de son père illumina un visage qui égalait la beauté de celui de sa mère.
Donal essaya de sortir son couteau de la main gauche, mais Strahan lui posa la pointe de son épée sur la gorge et il s'immobilisa.
— Je tiens ton loup, guerrier, donc je te tiens. Si tu veux qu'il vive, ne fais rien contre moi.
— C'était toi, dans la Matrice de la Terre ! C'était toi.
— Bien entendu. J'ai aussi donné le poison à ma mère pour qu'elle puisse s'échapper.
— Ce n'était pas Aislinn, ni Bronwyn...
Strahan sourit.
— Non. Pas cette fois. Mais n'oublie pas qu'elles sont cousines des Ihlinis, Aislinn par sa mère, Bronwyn par son père... Quel effet cela te fait-il, Cheysuli, de savoir que tu es parent des Ihlinis ?
Il se fait l'écho des paroles de Tynstar.
Dans la main de Sef — Strahan — l'épée semblait immense. Le rubis de la garde était gros comme la moitié de son poing.
— Comment t'es-tu procuré l'épée de Karyon ?
— Celle de Karyon ? Ou la tienne ? Osric me l'a apportée. Je la lui ai demandée, pour prouver que le meurtrier de mon père et de ma mère était mort. ( La colère brûla dans ses étranges yeux. ) Il aurait dû me laisser tuer Karyon. Je lui aurais réservé une mort bien plus... adéquate. ( Il sourit de nouveau. ) Tu te demandes peut-être pourquoi je peux toucher l'épée, à présent ? A cause de toi, Mujhar ! Tu as négligé tes devoirs. Oh, l'épée te connaît... un peu. Mais tu as omis de pratiquer le rituel. Et il y a trop longtemps que tu l'as prise en main. Sans le rituel, le pouvoir est moindre.
Personne ne m'a jamais parlé d'un rituel...
— J'aurais dû savoir ce que tu étais. Par mes lirs, j'aurais dû sentir que tu étais ihlini.
— Non, dit doucement Strahan. Pas tant que je portais le bracelet de plumes.
La main de Donal alla aussitôt à sa bourse.
— Regarde-le, Donal. Regarde ce qui m'a si bien servi.
A contrecœur, Donal ouvrit sa bourse et en retira le bracelet. Il le regarda un long moment.
— Comment cela a-t-il pu tromper mes lirs ?
— Ces plumes viennent du faucon de ton père.
Donal regarda fixement les plumes, et se souvint du corps de Duncan entre ses bras.
Comment ai-je pu ne pas le voir ?
— Mon père a pris le corps du faucon, expliqua le garçon d'un ton joyeux. Puis il a eu Duncan. Avec les deux, le lir mort et le guerrier vivant, il a façonné un enchantement puissant. Ainsi, j'ai pu cacher mon identité. Cela m'a permis de devenir ton compagnon. Ce charme a même obligé Finn à se demander si nous étions parents ! Et il m'a facilité l'entrée du palais.
Donal leva les yeux sur le garçon.
— Qu'as-tu l'intention de faire de moi ?
— Un jouet..., dit Strahan. Comme ton père.